le balcon du dimanche
"Faut-il pleurer, faut-il en rire?...On ne voit pas le temps passer"
Paroles extraites d'une chanson de Jean FERRAT
Le balcon du dimanche
Fils d'émigrés espagnols, les premières années de ma vie ont naturellement flotté dans un brassage bilingue, nourri des discussions entre mes parents et leurs amis exilés, les chansons de Joselito, Luis Mariano, Gloria Lasso ou Sarita Montiel, les opérettes de Francis Lopez au cinéma, les facéties de Quevedo ou Quantiflas...Bien entendu, la cuisine fortement imprégnée d'huile d'olive parlait aussi ibérique: le cocido morzilla-chorizo, l'inévitable bacalao, le poulpe façon gallega, les mantecaos à digestion lente et les rousquilles délicieusement anisées. Question culture toutefois, le flamenco ne prit une place de choix dans mes passions hispaniques que bien plus tard, à l'âge adulte. Mon père, réfugié politique de 39, loin de l'image stéréotypée de l'hidalgo maigre et élancé, cheveux noirs et teint halé, était trapu, une peau laiteuse et des yeux gris vert, un caractère trempé dans le marbre issu de ses montagnes austères de Galicia, que lui rappelait jusqu'à la tristesse, le cri suraigu et plaintif de la cornemuse (la gaïta). A contrecourant de la mode, Il ne goûtait guère les vociférations andalouses d'Alegria ou lamento hachées par le martellement des taconeos « cette danse sauvage, disait-ilsans discernement, qui donne de mon pays une image de misère ». Ma mère, en France depuis sa très jeune enfance, ne gardait de l'Espagne que quelques bribes des chants de la jota, fredonnés par ses parents, que la faim avait poussés hors de leur campagne aragonaise natale vers les terres viticoles héraultaises, plus hospitalières.
A Béziers leur existence s'organisait, pour l'essentiel, autour d'un labeur des plus accaparants. Les loisirs tenaient peu de place et se concentraient durant la belle saison sur les travaux de jardinage. Dès les gelées d'automne qui suivaient la période des vendanges et les journées de grappillage, la sortie traditionnelle du dimanche après-midi nous conduisait à l'angle de la rue de la vieille Citadelle, non loin de la place de la Mairie, devant la lourde porte en bois stylisé de la Colonie espagnole. Un large escalier donnait, à l'étage, accès à la salle d'accueil garnie de tables et chaises de bistrot et d'un bar. Les murs étaient décorés à même le plâtre, par de belles peintures évocatrices, représentant la carte d'Espagne, ses Régions et une scène de l'œuvre de Cervantès où Don Quichotte approche les moulins à vent avec son fidèle Sancho Pansa. Lieu de rencontres et camaraderie, la pièce se remplissait dès 15 heures d'Espagnols en mal du pays, venus converser et jouer aux cartes. On y parlait fort. Les parties de belote ou de dominos étaient assez bruyantes, entrecoupées d'exclamations, ponctuées de coups de poings rageurs, assénés sur la table pour mieux confirmer la supériorité d'un atout ou revendiquer le gain du pli. Dans ce charivari de foire d'empoigne, j'admirais le calme inhabituel de mon papa, suivant attentivement le mouvement des pions ronds et rectangulaires, aux différentes couleurs, qui glissaient de mains en mains. Complètement ignorant des règles du jeu, ma préoccupation se bornait simplement à savoir si le sort lui était favorable.
Aux premières notes de musique, ma mère quittait la pièce enfumée par le tabac et m'entraînait vers une porte qui donnait sur un étroit balcon aux fauteuils rabattables. En face, sur le parterre, se trouvait une estrade sur laquelle un groupe de musiciens en uniforme jouait pour un public féminin ravi. Le spectacle pourrait se comparer aux variétés télévisées de nos jours. Les exécutants changeaient de tenue, selon l'exotisme du morceau interprété, tantôt coiffés d'un chapeau mexicain avec poncho hautement coloré, tantôt d'une couronne de fleurs passée autour du cou. Des chanteuses, en robe blanche et au sourire permanant, entonnaient les airs à la mode, que maman reprenait en sourdine pour les avoir entendus à la TSF. La piste de bal du rez-de-chaussée était bondée; le Centro, c'est ainsi que l'on nommait alors la Colonia, faisait recette parmi la jeunesse de tout le biterrois, certains même attendant dans la cour de l'immeuble l'opportunité d'obtenir une petite place pour danser. Parfois, en matinée, un orchestre composé de nombreux exécutants, venus de Gérone ou Barcelone, donnait un concert de qualité. La totalité de l'espace de la sallene suffisait pas à contenir le public, amateur de belle musique.
Lorsque en fin de journée s'éteignaient les feux de la rampe, que se vidaient scène, piste et balcon, nous rejoignions mon père et ses compagnons. Le jeu de cartes s'éternisait malgré les injonctions du concierge qui, à plusieurs reprises, appelait à la fermeture de l'établissement. La coupure du courant électrique, volontaire et persuasive, plongeait un instant la pièce dans une complète obscurité. Alors, en fonction d'une règle admise et tacitement reconduite, les deux partenaires malheureux s'acquittaient rapidement au bar des consommations des vainqueurs. Après une ultime plaisanterie, on se serrait la main, les hommes se donnaient rendez-vous pour le dimanche suivant.
Sur le chemin du retour vers la maison familiale, mon père prolongeait la magie des cartes en détaillant quelques subtilités qui lui avaient permis de retourner à son avantage une partie compromise. D'autres fois encore, les derniers échos sur la vie en Espagne, recueillis de quelque camarade, l'entrainaient dans la nostalgie du pays. Des souvenirs douloureux refaisaient surface de son inconscient refoulé et leur récit nous engouffrait dans une poignante émotion. La nuit était tombée depuis un bon moment, un air frais se posait sur nos épaules, un frisson parcourait notre corps et nous accélérions le pas, sans doute aussi pour dérouiller nos jambes, trop longtemps restées passives. Heureusement, nous habitions tout près.